MANÈGE

(…) le temps est ce qui se fait, et même ce qui fait que tout se fait. Henri Bergson.

Dans la pièce vide et rectangulaire de l’espace 315 sont accrochés seize écrans plats à intervalles réguliers et à hauteur de regard, qui affichent le monochrome bleu de l’absence de signal. Sur ces écrans à tour de rôle apparaît une image graphique, ou photographique, et en mouvement. Il y a des milliers d’images, toutes prélevées sur internet, elles ont en commun de décrire, en 4 à 20 secondes, le déroulement d’une action, d’un geste, l’accomplissement d’un programme jusqu’à son terme. Les mouvements sont décomposés en images arrêtées qui représentent quelques étapes d’une durée abstraite. La définition des images est pauvre, ni les sujets traités ni leur traitement ne sont séduisants. Chaque séquence d’image est accompagnée d’un jingle, un son instrumental et répétitif, fait d’une seule mesure de variété contemporaine ordinaire jouée en boucle. Très nombreux, et bien que trop brefs pour être reconnaissables, ils délivrent un sentiment de familiarité. La combinaison du son et de l’image est aléatoire, mais toujours synchronisée. Les images sont à la fois temporellement connexes (elles se succèdent immédiatement), et spatialement distinctes (elles se cantonnent à un écran chaque fois qu’elles apparaissent). L’espace les sépare et le temps les relie.

L’espace les sépare vraiment : les écrans sont très éloignés les uns des autres. L’occupation du terrain est minimale, d’autant qu’un seul d’entre eux fonctionne à la fois. Seule la constance des mouvements représentés, et la régularité de la progression d’un écran à l’autre, pallient à la visibilité erratique de Manège. Chaque saut entre les écrans suit le sens des aiguilles d’une montre, produisant l’effet d’un engrenage, d’une avancée de case de case. Impression qui ne se confirme pas, car une fois l’action accomplie du début à la fin, rythmée par la musique, on passe à la suivante et - tournez manèges. Le dispositif est invariable, même si l’aléatoire permet le retour des séquences. On n’atteint jamais l’épuisement du corpus, et ses limites restent indécelables.

Cette circulation (au sens propre) d’un écran à l’autre ne produit aucune sensation d’ouverture sur un autre espace (l’intervalle entre les écrans n’est pas pris en compte, aucune pause) mais repose sur l’étanchéité de la coupure : au début et à la fin, l’image surgit et disparaît sans transitions. Lorsqu’une nouvelle séquence s’amorce, la précédente a cessé. Le déplacement sur les écrans entraîne les spectateurs par le regard, qu’ils marchent à sa suite ou qu’ils se tiennent au centre et tournent sur eux-mêmes. Ils sont par ailleurs également guidés par les rythmes de la bande son émise par l’écran « on ». C’est dans sa nature, le son déborde et envahit l’espace, parodiant l’effet surround du cinéma. Il tourne autour de la salle et signale le changement sporadique du « off » au « on ».

Les écrans sont plats : ils ressemblent plus à des tableaux qu’à des moniteurs vidéo, mais ce ne sont pas des fenêtres, loin de là, ni des surfaces réfléchissantes. Ils transmettent ce qu’ils reçoivent. Extrémités d’une chaîne d’informations numérisées qui leur procure des éléments tous prêts, ces écrans sont vulgaires et du commerce, bien que désormais familiers des cimaises de musée, et passifs. Ils délivrent le chaud du « on » – l’image active, et la froide apesanteur du « off » – le bleu de l’absence de signal vidéo semblable au bleu d’incrustation, incidemment comparable au IKB choisi par Klein pour décrire le vide, ou à la couleur de l’accumulation de l’air dans le ciel.

Manège associe progression (les images en séquences, le mouvement d’horloge qui les entraîne), et répétition (les différents rythmes des musiques qui envahissent l’espace). La parfaite synchronisation des images et du son occulte les variations aléatoires qui les réunissent. La répartition du mouvement sur chaque animation ou vidéo scande le passage d’une forme de temps « solide », comme homogène. Manège s’occupe de ce temps-là, comme il s’occupe de ne pas remplir l’espace - ce que confirment la mise en orbite des séquences, le mouvement (limité et sans surprise, mais non systématique) dans chaque image, le signal (15 fois plus souvent « off » que « in ») sur chaque écran. L’intervention majeure de l’artiste n’est pas la grande quantité de séquences construites, elle se manifeste dans le réglage, au minimum, de leur apparition.

Manège nous fait tourner la tête, transforme les cimaises en une surface de clignotement giratoire et donne de l’exposition une vision guidée qui tient de la culture physique. Montés dans un train en marche, nous sommes l’axe de ce déplacement constant. Qui mène à quoi ? Ces quelques scories de supports sonores et visuels actuels ne sont pas réinvestis par mélange avec quelque chose d’autre qui serait déjà « de l’art », ni selon la loi d’un mixage sanctificateur qui leur conférerait un aspect savant, ou poétique. Leur passage dans un espace démesuré les coupe de leur usage et de leur signification, mais Closky ne les réconcilie pas avec le sens, ni ne les révèle à notre discernement, et le jeu n’est pas de les déchiffrer.

Manège est une « reprise » de compositions visuelles et sonores. En équitation, la reprise est le moment du dressage et du perfectionnement, où l’on exécute en cadence, dans l’espace du manège, le réglage des mouvements. Reprendre n’est pas répéter. Manège reprends des éléments que leur profusion voue à notre indifférence. Ils sont isolés et singularisés dans un cadre qui les agrandit, leur offre une nouvelle répartition et un changement de tempo. Ce réglage concerne la présence des images et des sons, au travers du dispositif, et non les images et les sons eux-mêmes. Elle est à rapprocher de certains dessins de Closky, où il coche tous les carreaux des pages d’un cahier, compte les heures d’un jour, les jours d’une vie etc. L’investissement de la perte du temps devient une activité frénétique, comme si l’artiste se transformait lui-même en compteur. Dans Manège, la dépense du temps est automatisée et constante, et ne produit pas d’objet. Le passage est ce qui nous est montré, et non ses traces.  

Manège fait de ses « reprises » le support et la matière d’un traitement du temps, et de ses enjeux - du moins pendant le temps de la visite. L’installation fait apparaître le rythme et le réglage d’intensités qui définissent une forme du temps, ce temps qu’il importerait de conquérir, sur lequel il serait bon d’avoir prise, et que Manège semble tisser sans interruption. Prendre le temps, le gagner, le passer, le perdre, la mécanique de l’emploi du temps est ici exhibée et vidée à la fois. Et la question se pose entre les écrans et dans les blancs de l’espace, de donner tant de temps à son écoulement même (au rien). Le rien, et le temps, en sont-ils modifiés ? Et la gratuité même des formes animées par Manège produit l’effet d’une suspension, d’un flottement.
Car si, la plupart du temps, le temps est ce qui passe, et même ce qui fait que tout (ou presque) passe, le temps est (aussi) ce qui se fait, et même ce qui fait que tout se fait, même rien.

Marie Muracciole, janvier 2006.




ROUNDABOUT

(…) Time is what happens, and even what makes it all happen. Henri Bergson.

In the empty, rectangular Espace 315 are sixteen flat screens placed at eye level at regular intervals, each displaying the monochrome blue colour signifying a lack of signal. On each of these screens in turn appears a graphic, or photographic moving image. There are, in fact, thousands of images, taken from the internet which, in the space of 4 to 20 seconds, illustrate the unfolding of an action, a movement or the conclusion of a sequence of actions. The movements are decomposed into freeze frames which represent certain stages of an abstract duration. The image definition is poor; the subject and treatment of the image is unappealing and the way in which they follow on from each other is random. Each image sequence is accompanied by a jingle, an instrumental sound made up of a single measure of ordinary contemporary entertainment, looped. Considerable in number but too brief to be recognizable they merely leave an air of familiarity. The combination of sound and image is arbitrary, but always synchronised. The images are both temporally connected (by following directly on from each other) and spatially distinct (by confining themselves to a screen each time they appear). Space separates them and time links them together.

Space really does separate them as the screens are placed far apart. Occupied ground is kept strictly to a minimum, with only one screen working at a time. Only the flow of the represented movements, and the continuousness of the motions in the images and the progression from one screen to the next maintains the sporadic visibility of Manège [Roundabout]. The leap from screen to screen takes place clockwise, giving an impression of changing gear. It is progress without conclusion as each time the action is completed from beginning to end, it moves on to the next in synchronisation with the music, and – round it goes. There is no variation. Chance may offer a repeat of the sequences, but they seem to go on interminably, never reaching the indiscernible limits.

This circular movement from one screen to the next gives no feeling of spilling out into another space; we are not made aware of the gap between the screens because the clean cut between the images creates a constant movement: from beginning to end the images appear and disappear without a break. By the time a new sequence begins, the preceding one has ended. The viewers follow the movement from screen to screen with their eyes, and their feet automatically follow; otherwise they stay where they are and turn on the spot. They are guided just as much by the rhythm of the soundtrack emitting from each active screen. The sound surrounds and fills the space, parodying the surround sound of cinema. It circulates around the room signalling the sporadic changes of the screens from ‘on’ to ‘off’.

The screens are flat: they look more like pictures on a wall than video monitors; they are not even windows, far from it, nor reflective surfaces. They transmit what they receive. They are the extreme point, the final destination of images broadcast from a digital news channel providing them with ready-made elements; these screens are vulgar and commercial, even though they are a familiar sight nowadays on museum walls. They are also passive. They offer the warmth of the active image when ‘on’ and the cold weightlessness of the screen when ‘off’ – the blue of the absence of the video signal is similar to a blue incrustation, that happens to resemble the IKB chosen by Klein to describe the void, or the colour of a bright blue sky.

Manège links progress (sequences of images and that clockwork movement that carries them along), with repetition (the different rhythms of the jingles resounding in the space). The distribution of movement in each graphic or photographic animation scans the passage of “solid” (as in homogenous), one dimensional time. Manège is concerned with that time, in the same way that it is concerned with not filling the space, illustrated by the sending of the sequences into orbit and the fifteen screens that remain inert for every one that comes to life. The artist’s principal intervention is not in the quantity of constructed sequences, but in the minimised timing of their appearance.

Manège makes heads spin, and transforms the picture rails into a gyratory flashing giving a guided vision of the exhibition like working out. As if in a moving train, we become the axis of a constant displacement. Where are we heading? These few snippets of soundtrack and visuals are shifted and reassembled without any aesthetic or profound aim; mixing them is not intended to offer them redemption through art. Their passage in this vast space cuts them off from their use and significance; but Closky does not give them meaning, nor does he reveal them for our discernment: his aim is not transfiguration.

Manège is a “reprise” or rerun of visual and sound compositions. In French, “reprise” in equestrian terms also refers to the moment of dressage and perfectionism, where all is done in step, the controlling of movements within the manege. Rerun here does not signify repeat. Manège takes elements, the profusion and banality of which are pledged to our indifference, and singles them out. They are isolated and enlarged in a setting giving them a new lease of life and a change of tempo. This adjustment speaks about the way in which these images and sounds are presented in the installation and not about the adjustments of the images and sounds themselves. Il relates to certain drawings in which he checks off all the squares in an exercise book, counts the hours of a day, the days in a life, etc. Closky turns wasted time into a frenetic activity, clocked by him: “Some of my works are the subject of the time it took to make them.” In Manège the time spent is automated and constant, it is no longer the result of a work as its duration shows neither the process nor the trace.

Manège turns its reruns into the object and medium of a processing of time and its issues, starting with the time passed during the exhibition. The installation brings about the rhythm and adjustment of intensity which define one form of time: time to be conquered, over which it would be good to have control, and which Manège seems to generate without interruption.

Taking, making, passing and wasting time, the mechanics of the (full) use of time are displayed and dissipated here. The question is there on the screens and in the voids between, whether we should spend so much time in watching it go by. Does that alter its essence?
Because if, for most of the time, it is time that passes, or makes everything pass (or nearly everything), time is (also) what happens, and even what makes it all happen.

Marie Muracciole, January 2006